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Le conscrit,... une nouvelle de JIEL

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Chalabre s’apprête à honorer aujourd'hui la mémoire des Poilus de la Première Guerre mondiale, et deux photos publiées en 1995 par l’association Il était une fois Chalabre (Tome I), ont inspiré JIEL. Pour une nouvelle qui aborde les drames ayant émaillé cette page tragique de notre Histoire, bien au delà des horreurs des tranchées. Selon la formule consacrée, « Toute ressemblance avec des personnages ayant existé,… ne serait que fortuite ».    

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Photo Collection Marie Debosque

Le conscrit

Le train avait deux heures de retard. Quand l’information fut relayée par le chef de gare qui venait de récupérer la dépêche sur son télégraphe, la grande horloge à doubles faces indiquait dix heures. Aussitôt, un brouhaha de mécontentement et d’impatience se répandit dans la foule.

Ce jour de juin 1915, la petite gare de Chalabre habituellement si calme, était envahie de voyageurs en partance pour l’inconnu. Le hall d’accueil et le quai étaient submergés de jeunes gens élégamment apprêtés dans leurs tenues militaires, quelque peu disparates, mais toutes ornées d’une multitude de boutons dorés qui brillaient au soleil. Tous avaient revêtu le même képi rouge cabossé qui les unissait dans une sorte de fierté patriotique de soldats. Les musettes étaient bien pleines de victuailles et de vin, certains avaient même une couverture ficelée sur le torse.

Beaucoup, très jeunes, étaient accompagnés de leurs proches. D’une mère, souvent chapeautée, soucieuse de l’apparence de son garçon qu’elle couvrait de baisers comme pour une rentrée des classes. D’une épouse inquiète ou d’une bien-aimée, parfois avec des enfants curieux et apeurés par l’excitation générale qui régnait dans cette gare surchauffée.

Certains venaient des mêmes villages voisins et se connaissaient déjà. Ils se retrouvaient dans de chaleureuses accolades qui semblaient les rassurer. Sous leurs moustaches souvent naissantes, de larges sourires ne laissaient rien paraître du destin tragique qui les attendait dans ces wagons aux lendemains incertains.

Le train avait deux heures de retard et probablement que la vie avait gagné ces longues minutes pour préserver encore un peu ces voyageurs impétueux et juvéniles qui malgré eux avaient endossé l’uniforme, celui des hommes, celui des poilus.

A l’écart de cette agitation bruyante, tout au bout du quai, l’annonce du retard avait donné un peu de répit à l’un de ces adolescents qui au plus profond de ses tourments, espérait ne jamais voir arriver le convoi. Son visage d’enfant ne laissait transparaître que l’effroi. Ses grands yeux bleus étaient rougis de tristesse. Les larmes avaient cessé de couler sur ses joues amaigries et nul ne le voyait tant il était seul dans ce monde où la folie des hommes l’avait déjà happé.

Près de lui les deux gendarmes qui l’avaient conduit jusqu’à la gare. Alphonse, le regard absent, gardait les yeux rivés sur les bottes cirées mais souillées de boue des deux hommes. La même boue qui tôt ce matin là, maculait le visage endolori de sa mère que les deux militaires avaient repoussée sans ménagement dans la fange de la cour de la ferme de Saint-Antoine, alors qu’elle tentait désespérément de s’interposer. A cet instant, il avait senti dans son coeur que ce regard d’amour, sur le visage sali de sa tendre maman agenouillée, était peut-être le dernier.

Quand ils franchirent le porche de la grange, pendant que ses gardiens entraînaient par les bras le jeune homme vers le chemin caillouteux, Juliette apparût. Elle était essoufflée par une course effrénée depuis sa ferme voisine de Saint-Martin. Ses longs cheveux bruns, d’ordinaire si bien coiffés, couvraient en partie son joli minois que des larmes abondantes submergeaient : « Fais bien attention à toi Alphonse ! Reviens moi, reviens moi vite mon amour ! » hurla la fillette ; - Mère, prends bien soin de Mère, Juliette ! » parvint à répondre le garçon. Mais déjà il marchait à grandes enjambées sur la route, le baluchon à la main, poussé par les représentants de l’ordre qui n’avaient cure de sa vie passée et qui le conduisaient malgré lui vers un destin pitoyable.

Maintenant, pour Alphonse, désemparé sur le quai de cette gare, le retard de ce train du désespoir ne pouvait être le fruit du hasard. Sa chère mère avait prié trois jours et trois nuits durant, sans répit, pour que le bon Dieu intervienne et ne la prive pas une fois encore d’un fils chéri.

Non ! Sans aucun doute ce train qui n’arrivait pas, n’arriverait jamais… Au fond de son cœur le doute n’était plus permis. Lui Alphonse, ne partirait pas comme ces deux frères, Albert et Jean. Il ne mourait pas là-bas dans ces contrées inconnues et si lointaines comme ses chers grands frères qu’il aimait tant et qu’avec sa mère, ils ne revirent jamais. Souvent par le passé, ces deux gaillards se moquaient gentiment de son visage d’éternel enfant et de sa délicatesse. Bien sûr, Alphonse n’avait pas la carrure et la force de ses deux aînés qui s’employaient aux travaux des champs sans compter, depuis la mort accidentelle de leur père.

Un an plus tôt aux alentours de la Pentecôte, leur fascicule de mobilisation en poche, eux partirent sans peur, fiers comme l’étaient tous les autres, ces jeunes hommes qui avaient le sentiment de construire de grands desseins en allant sauver leur patrie. Non ! Sans aucun doute ce train qui n’arrivait pas, n’arriverait jamais… Le chef de gare allait bien l’annoncer, d’un instant à l’autre. Il avait abandonné sa chère mère malgré lui, mais il allait revenir. Dans quelques heures, assurément, il sera à nouveau dans sa ferme, près de l’âtre aux côtés de sa maman qui aura préparé la soupe fumante. Demain, il ira courir dans les collines avec sa Juliette de toujours. Ils iront bientôt ensemble, comme avant, dans les champs de blés remplis de coquelicots et de bleuets.

Libre dans ses pensées, il gardait en tête les derniers mots que Juliette avait lancés dans la confusion de son départ : « Reviens moi vite mon amour ! ». Jamais ils n’avaient osés se dévoiler ainsi l’un à l’autre, et cette déclaration d’amour aussi forte qu’inattendue, plongeait le gamin dans une tristesse plus grande encore. Figé au bord de cette voie de malheur, avec tous ces gens qui lui faisaient peur, Alphonse ne pouvait retenir plus longtemps ses larmes, ne savait cacher son désespoir. Même les gendarmes qui restaient près de lui, semblaient touchés par la profondeur de son désarroi. Mais devant tous ces jeunes soldats pleins de rêves de combats et d’ambition de gloire, ils ne pouvaient se laisser aller à une quelconque émotion :

« Allez mon gars ! Courage nom de dieu ! Tu vas aller sauver la France et botter le cul à ces prussiens ! ». Mais dans son malheur, Alphonse n’entendait plus tout ce qui le ramenait en ce lieu de folies.

Non ! Sans aucun doute ce train qui n’arrivait pas, n’arriverait jamais… Dans leurs jours heureux les plus beaux, Juliette et Alphonse, le dimanche après la messe, main dans la main au prix de courses folles, se rendaient dans le vignoble du Calvaire ou sur le plateau de Roquefère qui surplombe la voie du chemin de fer. Quand la grosse locomotive apparaissait au loin, sans jamais le moindre retard, ils regardaient silencieux passer le long Dragon fumant comme aimait à l’appeler la fillette : « Il ne faut pas s’approcher ! Il pourrait nous manger tout cru ! » s’exclamait-elle, riant de toutes ses forces en regardant Alphonse qui dans ses moments délicieux la dévorait des yeux. Ils avaient même échafaudé une histoire extraordinaire. Une aventure dans laquelle le preux chevalier Alphonse dompterait le Dragon qui les amènerait voyager très loin dans ce monde inconnu dont les mystères les fascinaient. Mais aujourd’hui, alors que cette maudite pendule de la compagnie du chemin de fer égrène inlassablement les minutes, les rumeurs d’une arrivée imminente circulent. Chacun attend avec impatience la venue du chef de gare qui dans son bureau ne quitte des yeux son télégraphe. Les hypothèses les plus hasardeuses circulent sur le retard du convoi ; pour certains, c’est une vache qui se sera échappée et aura heurté le train ; pour d’autres, il s’agit d’une panne sur la machine due aux wagons trop chargés ; les plus impatients évoquent même un sabotage de l’ennemi ou d’un traître à la patrie. Bientôt, alors que les cloches de l’église Saint Pierre voisine sonnent l’angélus, le calme revient et chacun tend l’oreille pour déceler le souffle mécanique et saccadé de la locomotive... Soudain le son strident du sifflet du chef de gare retenti, il se précipite sur le bord du quai la figure écarlate et les joues gonflées à s’époumoner : « Reculez ! Reculez ! Dégagez le bord ! Vite, vite, le voilà ! Reculez donc... ». L’énorme machine à vapeur laissant échapper une lourde fumée de chaleur apparaît dans un fracas assourdissant, les freins crissent pour arrêter le long convoi. Un grand drapeau tricolore est attaché à l’avant. Des fleurs et des oriflammes ornent les panneaux extérieurs des nombreux wagons de bois et de fer. Les voitures sont déjà pleines de jeunes hommes qui hurlent et sifflent à gorges déployées, penchés aux fenêtres grandes ouvertes. Certains entonnent la Marseillaise, d’autres reprennent en choeur le Chant du départ, dans une cacophonie indescriptible. Les nouveaux voyageurs se précipitent vers les marchepieds et tirent déjà les bouteilles de vins de leurs musettes. Un peu en retrait, les gendarmes entraînent Alphonse et à travers la cohue se rapprochent du train pour le faire monter. Le jeune garçon, fiévreux d’angoisse, laisse traîner les pieds sur le quai encombré.

Soudain, profitant d’un brusque mouvement de foule, il s’échappe et s’élance dans une course éperdue parmi tous ces gens, tandis que la machine redémarre déjà. Ses godillots cloutés résonnent sur les pierres humides et glissantes, il lâche son baluchon qui bascule sur la voie, le képi s’envole. Les gardiens survoltés se ruent à sa poursuite, Alphonse court avec l’énergie du désespoir, de toutes ses forces sans se retourner. Il court, il court !... Comme il courait dans les collines en serrant très fort la main de sa Juliette qui avait si peur du grand Dragon. Dans sa fuite de détresse vers l’inconnu, sa poitrine explose, ses jambes vacillent. Il sent tout près le souffle du train qui prend déjà de la vitesse en l’enveloppant dans un nuage de fumée. En passant à son niveau, les jeunes hommes excités, penchés aux fenêtres, profèrent les pires insultes vers le pauvre garçon : « Froussard ! Salop ! Traitre ! ... ». Pourtant, Alphonse n’entend rien !... Rien que le rire enchanteur de sa belle qui résonne dans sa tête, ne voit rien que son visage d’ange et ses cheveux d’ébène. Lui, le preux chevalier, allait affronter ce monstre pour sauver sa vie, pour sauver son amour. Quand en un instant, dans un horrible hurlement de terreur, le Dragon dévore le bel Alphonse et ses rêves d’enfant et sa vie d’homme. Le train s’arrêta aussitôt dans un vacarme insoutenable, provoquant de violentes bousculades dans les voitures bondées. Mais les cris avaient cessés. Les gendarmes abasourdis restaient sidérés au bord du quai. L’employé du chemin de fer, hagard, regagna son bureau et rédigea à la hâte un nouveau télégramme : « Gare de Chalabre... Stop. Le train aura deux heures de retard... Stop. Un jeune conscrit est tombé sur la voie… Stop. Suicide... Stop ».

Commentaires

  • Triste histoire ...tous ces jeunes qui sont partis et dont,beaucoup ne sont pas revenus ..mon grand-père y était,non pas a Chalabre mais de Chateau Thierry ou il travaillait depuis quelques années En 1914 il avait 25 ans ..il a eu la chance d en revenir et de me raconter souvent ce qu il a enduré sur le front quand il était prisonnier les 7 derniers mois de guerre ..il a été blessé 2 fois mais heureusement pas très gravement ..Son frère Auguste Bes n a pas eu la même chance il était muletier et gardait les mules au fond de la cale du Provence II qui a été torpillé en route pour Salonique au large des Dardanelles Son nom est inscrit sur le monument aux morts de Chalabre
    Honneur en ce 11 novembre à tous ces hommes qui ont vécu les pires horreurs qu on ne peut même pas imaginer..

  • En ce jour de 11 novembre, jour de souvenir, ce texte de JIEL nous ramène avec beaucoup d'émotion à cette triste époque où nombre de jeunes, d'ici et d'ailleurs, arrachés à leurs familles, à leurs villages, sont partis combattre pour notre liberté, notre patrie. A travers cette dramatique histoire, cet un hommage poignant à tous ces jeunes hommes partis donner leur vie pour le pays. N'oublions pas ....

  • Bonjour,

    Que de souvenir ce 11 novembre !
    Mon grand père François (Paillou) lui avait quitté ce Chalabre pour la guerre en Turquie (Les Dardanelles comme il me disait), revenu malade et il gardera toute sa vie ce paludisme qui l’a tant fait souffrir.
    Denise ma grand-mère me racontait que les jeunes qui partait étaient accompagné à la gare par la population en chantant la Madelon. Il était joyeux et pensaient rentrer rapidement, il en a été autrement et bon nombre ne sont pas revenus, même pas au cimetière de Chalabre, il sont bien loin de leur pays et je pense à Raymonde et Charles Castres, sont allés au levant voir la tombe de leurs papa bien longtemps après.
    Denise ma grand-mère, me disait toujours, en 14 ils sont partis chantant, en 39 et 60 il y sont allés et s’il y en a une autre les jeunes ne partiront plus se faire bousiller !
    Ces 11 novembre de mon enfance avec le défilé des anciens combattants le matin avec la clique, la distribution des cocardes tricolores épinglés sur un beau coussin bleu marine.
    Le repas des anciens chez Barthélémy Guilhem et l’arrivé sur la place pour le bal dans l’apm avec du vent dans les voiles au son de la Madelon. La place bondée avec l’orchestre sur le podium en bois et bien protégée du vent par les grandes bâches vertes.
    Nous regardions ces hommes avec le plus grand respect avec leurs histoires de jeunes Chalabrois partis pour la patrie dans nos têtes.

  • Ce très beau texte est-il le fruit de l'imagination de l'auteur ou tiré de faits réels ? Dans les deux cas, beaucoup d'émotions !

  • Bonsoir à tous,
    Je te remercie Michel pour ton commentaire. Pour répondre à ta question, il s'agit bien d'une histoire issue de mon imagination. L'année passée j'avais décrit l'horreur des tranchées dans un poème intitulé "Quatorze". Cette année, je voulais montrer que l'inhumanité était partout dans cette période de notre histoire si particulière et dramatique, à Chalabre comme partout...
    Jean-Louis Sanchez (JIEL)

  • Super Jiel !
    Mon pépé Bébert - Albert Pont - Originaire de Puivert (Campsaure) était de ceux-là.
    Rapatrié de Verdun avec comme souvenir un éclat d'obus dans sa jambe, il boitera jusqu'à la fin de ses jours, privilégié en regard d'autres souffrances.

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