Il faut imaginer un son strident de sirène qui marque le tempo d’une communauté laborieuse, employée à la manufacture de chaussures Canat-Hutchinson. C’était hier, quand de nombreux modèles étaient produits au sein de l’usine inaugurée en 1946 au pied de la colline du Calvaire, usine fermée en 1988. Ces modèles étaient soumis à des tests permettant d’assurer la qualité des collections présentées. Il existait bien sûr un testeur mécanique, mais le test en conditions réelles n’avait pas d’égal pour évaluer l’usure et la résistance du soulier chalabrois. C’est ainsi qu’Henri Désarnaud, domicilié rue du Capitaine Danjou, élément du personnel, occupe la fonction de marcheur testeur en chaussures, activité qu'il assume depuis bientôt 25 ans.
Dans la dernière des années 1960, un jeune homme de 19 ans est appelé par la direction, qui lui propose de prendre le relais d’Henri Désarnaud, lequel aspire à un peu de changement. Un choix justifié par les qualités sportives dont fait preuve Serge Murillo (photo Octobre 2004), déjà très connu sur les terrains de cross-country de la région. Licencié à l’AS Carcassonne, il a notamment remporté dans la catégorie Cadet, le 6e Challenge du Rail, organisé par le Toulouse Cheminots Marengo Sports (TCMS). Le contrat est signé et Serge Murillo obtient un emploi à plein temps, tandis que l’usine est déjà secouée par des problèmes avant-coureurs, avec des ouvriers qui alternent périodes travaillées et périodes chômées.
La journée de notre jeune « marcheur testeur » est divisée en deux parties. Il pointe chaque matin à l’usine à 8 heures, avant de partir jusqu’à Puivert, où il fait tamponner son carnet à la mairie. Après avoir justifié de son passage, c’est le retour vers Chalabre par la vallée du Blau. L’après-midi consiste en un aller-retour à Camon, où Serge Murillo pointe à l’ancienne poste située à la sortie du village en direction de Mirepoix, juste avant le pont de chemin de fer. A ce rythme, Serge Murillo effectue chaque jour et par tous les temps, sauf grosses intempéries, la bagatelle de 35 km à pied, soit environ 800 km par mois.
Voilà pour le côté chiffres, car en terme relationnel, notre piéton garde le souvenir de quelques belles anecdotes, aujourd’hui couvertes par la prescription. L’arrivée à Puivert coïncidait souvent avec la prise du petit-déjeuner Chez Milou, et avec Milou (photo Thierry Meynier, août 1967, ci-dessous), ou bien c’était une pause à Villefort, où Petit Louis offrait le café. Un break à l’Hôtel de France, s’il n’avait pas été retardé sur la route, lui permettait de lire la presse avant le repas de midi.
Bien évidemment, il s’interdisait formellement d’être embarqué en voiture, malgré les propositions de Milou, souvent disposé à le redescendre jusqu’à Villefort, « pour l’avancer un peu ». L’honnêteté de Serge ne pouvait se résoudre à accepter de telles propositions, même si cette rectitude n’empêchait pas la méfiance. En particulier sur la route de Camon, où derrière un inconnu s’arrêtant pour lui proposer de monter dans sa voiture, pouvait se cacher un brave homme mandaté par la direction de l’usine, pour « tester » l’honnêteté de notre « testeur ».
Après la deuxième sonnerie de sirène, Serge Murillo pouvait partir avec une chaussure de couleur noire à un pied, et une chaussure de couleur marron à l’autre. Ce qui ne laissait pas indifférent l’inconnu croisé sur la route, lequel se posait certainement question quant à l’intégrité psychologique de notre marcheur.
Périodiquement, les chaussures passaient au contrôle, afin de mesurer la résistance et l’usure réelle des semelles, semelles qui pouvaient jouer des tours. Parti un jour avec des chaussures neuves et arrivé à hauteur de la ferme du Ménéchal, Serge Murillo constatera que les semelles se décollent. Il repartira vers l’usine, affublé d’une paire de « palmes » aux pieds.
Pendant les premiers jours de sa nouvelle activité, Serge Murillo était accompagné par Aimé Manens et André Bès, recrutés en leur qualité de chasseurs, et donc rompus au « crapahut ». Mais dans l’impossibilité de tenir la cadence du cadet, le binôme avait jeté l’éponge au bout de quelques jours.
Serge Murillo a exercé ce métier durant un an environ, et garde le souvenir d’un été 1969 particulièrement chaud. Ce qui lui avait permis d’arborer un magnifique bronzage, et peut-être aussi (simple supposition de notre part), de prendre un léger ascendant sur ses amis vacanciers, en quête de rencontres sur le sable de Gruissan.
Lorsqu’il lui arrivait de prendre un peu de retard sur le trajet, retenu par quelque connaissance et quelques paroles échangées (un aléa qu'il rencontre encore aujourd’hui, mais à vélo), Serge Murillo finissait sa route en courant pour respecter les délais, chaussé non pas de tennis de sports, mais de chaussures de travail.
Remerciements à Jean-Paul et Marie-France Cnocquart, qui ont recueilli les souvenirs de Serge Murillo, à Raymond Crampagne et Jacques Mamet pour les publicités Canat-Hutchinson.
(pour être complet, il faut rappeler que les enfants d’ouvriers bénéficiaient régulièrement de modèles de chaussures portés au quotidien, et qui faisaient également l’objet de contrôles)