Le lundi 14 octobre dernier, Justin Navarro s'éteignait dans sa 89e année. Josèp, son fils, est l'auteur du texte qui accompagne le portrait du regretté Justin.
Justin Navarro, "compagnon de colère et de combat".
Chalabre, 15 heures, ce 16 octobre dans le vieux cimetière un rassemblement accompagne Justin Navarro vers sa dernière demeure. Sur le mur d'enceinte, le spectre d'Aloïs* joue à l'équilibriste en marmonnant : «Comm' d'hab' j'ai dû oublier quelque chose» ; 70 ans plus tôt : Roger et Justin n'ont pas rendu leurs vêtements civils et s'évadent du Camp de Jeunesse. Sauvés du STO. D'autres partiront. Marche, longue : Auch, Chalabre, Montfort... Deux bûcherons de plus forêt de la Boulzane, dans des bois de bout de monde ! Une information de Gaston : un maquis est en formation à Picaussel. Le bruit des bottes monte dans la région, le vacarme des pantoufles se fait assourdissant dans les vallées. Justin dort sous les sapins de Sault, les sens en éveil. Dans la lumière matinale tamisée par les épicéas, il écrit «le chant du Maquis de Picaussel» qu'on entonnera plus tard à la fin des banquets commémoratifs.
La Résistance s'organise, la marée brune reflue, les FFI s'approchent des vallées ; on range les pantoufles, on ressort la pétoire de 14 de derrière les fagots, on se fait coudre un brassard : on va libérer les villages ! Ils sont cohortes aujourd'hui les résistants ! Carcassonne : Le train s'époumone emportant les engagés volontaires vers les bataillons de la 2e DB de de Hauteclocque. Les autres rentrent rechausser leurs charentaises : ils ont fait leur devoir de héros de la résistance. Un devoir, deux mémoires.
Justin et Jean passent le Rhin. Démineurs ils avancent dans les rues désertées des villes allemandes pour préparer le passage des troupes alliées. Ils passent entre les mines. Fribourg. Le Danube. Fin. Retour au Pays.
Le cercueil est couvert d'un grand drapeau rouge, «rouge du sang de l'ouvrier» dit la chanson. Dans les allées du cimetière de dessus, Aloïs sous son drap spectral joue à la marelle «Ciel !... Sûr, on a oublié quelque chose...»
Soixante ans plus tôt : Justin accroche une pétition à la porte de la maison de la presse qu'il gère : "Non à la guerre d'Algérie". Justin a un peu d'avance ; une seule signature dans la journée, la maman du premier qui est parti là-bas, mais des regards pleins de mépris et de menaces. Les injures peintes (de nuit) sur les volets de la boutique. Ensuite... Ensuite la maladie, l'AVC qui foudroie comme une balle perdue, l'aphasie. Il me dessinait un H et un A dans le creux de sa main. Putain. Il fallait deviner Henri Alleg. Tiens lui aussi vient de mourir cette année. Grand silence. Un devoir, deux mémoires.
Lentement le temps a filé ; le jardin, «le journal que l'on vend au matin du dimanche et l'affiche collée au mur du lendemain», les luttes pour l'usine et les premiers camarades qui partent. Des drapeaux pour tous et des médailles. Des médailles sur des torses fiers que le temps a creusés, des médailles sur des pantoufles... Justin sourit, ses yeux disent mais lui sourit. Justin n'a rien demandé, il n'a rien eu. Trop rouge.
De défilés en enterrements, de drapeaux en drapeaux, l'horloge a tourné. Aujourd'hui tu es là, parmi les derniers à partir. De drapeaux Bleu-blanc-rouge, point. De plaques «Adieu camarade», point. De médailles, encore moins.
Aloïs qui goûte le spectacle assis sur les pointes de lances du portail du vieux cimetière s'éclaire soudain : «Merde ! C'était ça ; les drapeaux, on a oublié les drapeaux. Hou Hou, les anciens combattants ! Hou hou les résistants, où êtes- vous ?».
Mon pauvre Justin, tu seras le premier à partir sans les drapeaux. Même les pantoufles et même certains des ceusses qui chantaient «Maréchal....» y ont eu droit, mais pas toi ! Un devoir, deux mémoires.
Pourtant, là, au pied du cercueil, il en flotte un drapeau, le tien, rouge, avec la faucille et le marteau. Tu souris Justin, il te suffit. Dans le cimetière, le Chant des Partisans s'élève pour tirer ta dernière larme. Ensuite, avant que tu partes «ensemencer les étoiles», un morceau de Chiffon rouge est descendu s'accrocher à ton cœur épuisé.
«Compagnon de colère, compagnon de combat, Toi que l'on a fait taire, toi qui ne comptais pas...»
Tu es parti serein, en paix, ton sourire au coin des lèvres pour dernière arme, dérisoire et redoutable.
En sortant du cimetière, le spectre d'Aloïs sifflotait l'Internationale, les jambes ballantes, assis sur une branche du vieux cèdre: il avait déjà oublié qu'il avait oublié....
* Aloïs Alzheimer bien sûr.
Justin Navarro avec les compagnons de Rhin et Danube (Photo archives, Inauguration de la stèle Maréchal de Lattre de Tassigny, Avril 1999).