La vie en Kercorb peut être ordonnée, monotone, trépidante, et son actualité permet de traiter des sujets anodins (souvent), des sujets plus sensibles (quelquefois). Certains ne manquent pas d'apporter leur lot de surprises, comme ce fut le cas dernièrement avec l'information collectée sur le Daily Mail (journal d'Outre-Manche), et mise en ligne ici même le vendredi 13 septembre dernier. Pour rappel, il s'agissait d'une étude affirmant que la cité de Chalabre figure parmi « Les 18 meilleurs villages français dans lesquels il faut investir maintenant ». Il ne faudra pas moins de 41 commentaires pour que la fièvre ne retombe, et n'inspire quelques lignes à Mouloud Akkouche (photo © Joson de la Bibliothèque). Après Impasse des certitudes, texte publié sur le blog le 1er juillet 2020.
http://chalabre24hactus.blogspirit.com/archive/2020/07/10/impasse-des-certitudes-3151836.html,
Mouloud Akkouche, écrivain, ou plutôt « auteur fictionnaire réaliste », comme dit son ami François, propose Pensée raccourcie. A découvrir ci-après, avec l'aval de son auteur, que nous remercions.
et le lien pour qui veut lire plus:https://blogs.mediapart.fr/mouloud-akkouche
Pensée raccourcie
« Être totalement pour. Et si ce n’est pas le cas ? On bascule dans l’autre rive. Laquelle ? La rive des entièrement contre. C’est la grande tendance de notre époque. Quand émettre le moindre bémol sur tel ou tel sujet vous fait basculer aussitôt dans le clan des méchants. Une binarité et des œillères qui ne datent pas d’aujourd’hui. Les deux ont déjà sévi par le passé. À des périodes plus ou moins sombres de l'histoire du monde. Parfois mortelle pour certaines populations.
Cette pensée binaire revient avec force en ce moment. Dans tous les milieux. Avec des objectifs différents. Dont l’idée – souvent sincère et généreuse - de faire le bien de l’autre, le libérer du mal véhiculé en lui parfois à son insu ; sans demander l’avis des personnes à désintoxiquer. Un acte de désintoxication avec bien sûr la certitude d’être dans le vrai. Sans chercher à aller au-delà de ses certitudes. Contrairement aux libérateurs, d'autres se servent de cette pensée binaire pour diviser. Prêts à tout pour régner, même en générant du chaos. Notre siècle sera-t-il le siècle de la pensée raccourcie ?
Une question qui me replonge dans le passé. Se méfier des libérateurs. Parfois, ils cachent une future oppression. Pire ou identique à celle de laquelle ils sont venus vous libérer. L’homme qui disait ça était un réfugié. Rencontré lors d’une soirée. Un prof de fac d’histoire reconverti en serveur, livreur, pour pouvoir survivre. Torturé dans les geôles de son pays, il avait applaudi à la chute du tortionnaire en chef. La population enfin libérée de son tyran. Pourtant, il n’avait pas du tout applaudi au retour et à la prise de pouvoir d’un des dirigeants en exil. Pour lui, c’était un autre mal pour son pays. Ne manquant pas de le dire haut et fort. Très vite, il a fait les frais de ses prises de position. Emprisonné à nouveau. Croisant même des anciens tortionnaires ayant tourné leur veste.
Par réflexe de combattant, il avait voulu résister. Retourner au combat. Comme contre l’ancien oppresseur de son peuple. Mais le temps avait émoussé son énergie. Sa carcasse avait déjà beaucoup donné. Il avait fini par fuir en Europe pour ne pas mourir. Ses propos, entendus il y a une quarantaine d’années, ont éclairé le jeune homme que j’étais. Jamais je n’aurais cru que sa voix résonne encore en moi après quatre décennies. Sans doute ce genre de rencontres qui nous rendent moins bornés. Capable de prendre du recul. Sur le monde et soi. Conserver sa part de doute.
Qu’est-il devenu ? Mort ? Vivant ? Resté en France ? Reparti dans son pays natal ? Je n’en sais rien. Nous ne nous sommes croisés qu’une seule fois ; du crépuscule à l’aube se levant sur ses paroles et Paris- la ville qui m’a tendu ses bras de lumière, disait-il avec son regard reconnaissant sur une fenêtre de l’appartement. Ma mémoire n’a pas tout conservé de cette soirée. Mais une certitude ; c’était un homme qui ne croyait pas aux hommes providentiels. Ni aux idéologies dévoreuses d’êtres. Il en avait expérimenté une avant de s'en détacher. Refusant de penser en meute. Une très grande méfiance se lisait dans ses yeux quand il entendait un des convives asséner ses certitudes. Sans doute que j'ai dû aussi balancer des phrases péremptoires lors de ce repas à rallonges. Profondément athée, il ne croyait ni en Dieu ni en les idéologies. Ni aux gentils d'un côté et les méchants de l'autre. Un adepte de la pensée complexe. Voir plus loin que les raccourcis.
Des hommes lui avaient infligé le pire. Sûrement des séquelles physique et mentales que sa pudeur refusait de dévoiler. Malgré les tortures et l’humiliation, il n’avait pas plongé dans le désespoir et dans la misanthropie. Une résistance contre lui. Refusant d'offrir à tous ses ennemis l'image d'un homme ayant sombré dans le désir de vengeance. Surtout ne jamais leur ressembler. Une victoire sur ses tortionnaires et leurs commanditaires. C’était un homme très attentionné avec sa compagne et ses enfants. Et à l'écoute des autres. Je trouve encore de la joie dans l’amour l’amitié, et la lecture de poésie. Et un bon verre de vin rouge, rajoutait-il en souriant. Le sourire d’un homme lucide et joyeux. Solitude d'ombre et de lumière.
Levons notre verre à sa santé ou à sa mémoire. Mais pourquoi uniquement à lui ? Il n'est pas le seul homme à avoir conservé un cœur et un cerveau malgré l’abominable vécu. Un toast à tous les types de son genre. Quelqu’un de bien. Sans doute aurait-il secoué la tête. Avant peut-être de dire : Ne crois pas aux hommes bien, ni aux femmes bien. Chaque être à sa part d’ombre. Même les meilleurs d’entre nous. Un homme trop lucide ? Et si j’ai envie d’y croire.
Aux gens bien ! »
Mouloud Akkouche